15
Où la haine du monde
est l’unique scénario.
J’avais une demi-heure de retard et cela me sauva. Les Restanques étaient illuminées comme pour un 14 juillet. Par une trentaine de gyrophares. Voitures de gendarmerie, voitures de police, ambulances. La demi-heure qu’il m’avait fallu pour emmener la Golf de Toni au troisième sous-sol du parking du Centre Bourse, d’effacer toutes les empreintes, de trouver un taxi et de revenir à la Belle-de-Mai récupérer ma voiture.
J’eus du mal à trouver un taxi. Le comble, m’étais-je dit, aurait été de tomber sur Sanchez. Mais non. Je n’eus qu’une copie conforme. Avec en prime la flamme du Front national collée au-dessus du compteur. Cours Belzunce, n’importe quelle voiture de flic aurait pu m’arrêter. Marcher seul à cette heure était en soi un délit. Aucune ne passa. On pouvait se faire assassiner facilement. Mais je ne croisai pas non plus d’assassin. Tout le monde dormait en paix.
Je me garai de l’autre côté du parking des Restanques. Sur la route, deux roues dans l’herbe, derrière une voiture de Radio France. La nouvelle s’était vite répandue. Tous les journalistes semblaient être là, contenus, avec peine, par un cordon de gendarmes devant l’entrée du restaurant. Babette devait être quelque part. Même si elle ne traitait jamais de l’actualité immédiate, elle aimait être sur les coups. Une vieille habitude de journalistes localiers.
Je l’aperçus, légèrement sur la gauche de l’équipe de France 3. Je m’approchai d’elle, passai mon bras autour de son épaule et lui murmurai à l’oreille :
— Et avec ce que je vais te raconter, tu tiens le plus grand papier de ta vie. Je posai un baiser sur sa joue. Salut, ma belle.
— T’arrives après le massacre.
— J’ai failli en être. Alors, je suis plutôt fier de moi !
— Déconne pas !
— On sait qui a été liquidé ?
— Émile et Joseph Poli. Et Brunel.
Je fis la grimace. Restaient dans la nature les deux plus dangereux. Morvan et Wepler. Et Batisti aussi. Puisque Simone était en vie, Batisti devait l’être aussi. Qui avait fait le coup ? Les Italiens auraient liquidé tout le monde. Morvan et Wepler ? Et ils rouleraient pour Batisti ? Je me perdais en conjonctures.
Babette me prit la main et m’entraîna à l’écart des journalistes. On alla s’asseoir par terre, le dos appuyé au muret du parking et elle me raconta ce qui s’était passé. Enfin, ce qu’on leur avait dit.
Deux hommes avaient fait irruption à l’heure de la fermeture, vers minuit. Un dernier couple de clients venaient à peine de partir. Dans les cuisines, il n’y avait plus personne. Il ne restait qu’un des serveurs. Il était blessé, mais légèrement. À son avis, c’était plus qu’un serveur. Un garde du corps. Il avait plongé sous le comptoir et avait fait feu sur les agresseurs. Il était toujours à l’intérieur. Auch avait voulu l’interroger immédiatement, comme Simone.
Je lui racontai tout ce que je savais. Pour la seconde fois de la journée. Je terminai avec Toni, et les sous-sols du Centre Bourse.
— T’as raison pour Batisti. Mais pour Morvan et Wepler, tu te goures. Ceux sont tes deux Ritals qui ont fait le coup. Pour le compte de Batisti. En accord avec la Camorra. Mais d’abord lis ça.
Elle me tendit la photocopie d’une coupure de presse. Un article sur la tuerie du Tanagra. L’un des truands abattu était le frère aîné de Batisti, Tino. Il était de notoriété publique que Zucca avait commandité l’opération. Chacun se plaçait pour succéder à Zampa. Tino plus que tous. Zucca l’avait pris de vitesse. Et Batisti avait raccroché. La vengeance au cœur.
Batisti avait joué sur tous les tableaux. Une apparente entente avec Zucca, après avoir décroché et renoncé à toute participation dans les affaires. Des liens familiaux avec les frères Poli, et donc amicaux avec Brunel, puis, plus tard, avec Morvan et Wepler. De bonnes et étroites relations avec les Napolitains. Trois fers au feu depuis des années. Ma discussion avec lui, chez Félix, prenait tout son sens.
Sa revanche, il commença à y croire quand O Pazzo fut arrêté. Zucca n’était plus aussi intouchable. Le correspondant romain de Babette avait rappelé dans la soirée. Il avait eu de nouvelles informations. En Italie, les juges n’y allaient plus par quatre chemins. Des têtes tombaient chaque jour, livrant de précieuses informations. Si Michele Zaza était tombé, c’est que sa branche marseillaise était pourrie. Il fallait la couper d’urgence. Et reprendre les affaires avec un nouvel homme. C’est tout naturellement Batisti qui avait été contacté par la Nueva Famiglia pour opérer le virage.
Il était net. Il n’était plus sous surveillance policière. Depuis quinze ans son nom n’était apparu nulle part. Par Simone, via les frères Poli et Morvan, Batisti avait su que l’étau se resserrait autour de Zucca. La brigade d’Auch planquait en permanence près de chez lui. Il était suivi, même lors des promenades avec son caniche. Batisti informa les Napolitains et envoya Manu chez Brunel pour récupérer tous les papiers compromettants. Leur faire changer de mains.
Zucca préparait son repli sur l’Argentine. Batisti s’y résignait, à contrecœur. Ugo débarqua. Avec suffisamment de haine pour ne rien sentir du piège qu’on lui tendait. J’y perdais mon latin, mais une chose était sûre : envoyé par Batisti, Ugo avait flingué Zucca sans que la brigade d’Auch n’intervienne. Il l’avait descendu après. Armé ou pas, il l’aurait quand même liquidé. Mais une question restait entière : qui avait tué Manu, et pourquoi ?
— Batisti, dit Babette. Comme il vient de faire exécuter les autres. La grande lessive.
— Tu crois que Morvan et Wepler y sont passés aussi ?
— Ouais. Je crois ça.
— Mais il n’y a que trois cadavres.
— Les autres vont arriver, par chronopost ! Elle me regarda. Allez, souris, Fabio.
— Ça ne peut pas être ça. Pour Manu. Il était mêlé à rien de tout ça. Il comptait se barrer, le coup fait. Il l’avait dit à Batisti. Tu vois, Batisti, il m’a niqué sur toute la ligne. Sauf là. Il l’aimait bien, Manu. Sincèrement.
— T’es trop romantique, mon chou. T’en crèveras.
On se regarda avec des yeux de lendemain de bringue.
— Total Khéops, hein ?
— Tu l’as dit, ma belle.
Et j’étais au centre du bourbier. À patauger dans la merde des autres. Ce n’était qu’une histoire banale de voyous. Une histoire de plus, et sans doute pas la dernière. L’argent, le pouvoir. L’histoire de l’humanité. Et la haine du monde pour unique scénario.
— Ça va ?
Babette me secouait doucement. Je m’étais assoupi. La fatigue, et trop d’alcool. Je me souvins qu’en quittant les mômes j’avais emporté la bouteille de Chivas. Il en restait encore un bon fond. Je fis à Babette ce qui se voulait ressembler à un sourire et me levai péniblement.
— Je manque de carburant. J’ai ce qu’il faut dans la voiture. T’en veux ?
Elle secoua la tête.
— Arrête de picoler !
— Je préfère mourir comme ça. Si tu permets.
Devant les Restanques, le spectacle continuait. On sortait les cadavres. Babette partit aux nouvelles. Je m’envoyai deux grandes rasades de whisky. Je sentis l’alcool descendre dans les boyaux et répandre sa chaleur dans tout le corps. Ma tête se mit à tourner. Je m’appuyai sur le capot. Mes tripes remontaient à la gorge. Je me tournai vers le bas-côté pour dégueuler dans l’herbe. C’est alors que je les vis. Étendus dans le fossé. Deux corps inertes. Deux cadavres de plus. Je ravalai mes tripes, et ce fut dégueulasse.
Je me glissai avec précaution dans le fossé et je m’accroupis près des corps. Dans leur dos, on avait réussi un carton plein. Avec un pistolet-mitrailleur. Pour eux, fini le tourisme et les chemises à fleurs. Je me relevai, la tête bourdonnante. Chronopost n’avait pas livré les cadavres attendus. Toutes nos théories tombaient à l’eau. J’allai m’extraire du fossé quand j’aperçus, plus loin dans le champ, une tache sombre. Je risquai un coup d’œil vers les Restanques. Tout le monde était occupé. À espérer une déclaration, une explication d’Auch. En trois enjambées, j’étais à côté d’un troisième cadavre. La tête bouffant la terre. Je sorti un kleenex pour déplacer légèrement le visage vers moi, puis j’approchai la flamme du briquet. Morvan. Son 38 Spécial à la main. Fin de carrière.
J’attrapai Babette par le bras. Elle se retourna.
— Qu’est-ce que t’as ? T’es tout blanc.
— Les Ritals. Crevés. Et Morvan aussi. Dans le fossé et dans le champ… À côté de ma tire.
— De Dieu !
— T’avais raison. Avec les Ritals, Batisti s’est mis à la lessive.
— Et Wepler ?
— Dans la nature. À mon avis, au début de la fusillade, Morvan a réussi à se barrer. Ils l’ont pourchassé. Oubliant Wepler. Le peu que tu m’en as dit, il devait être du genre à planquer, quelque part autour. Attendant mon arrivée et pour s’assurer que j’étais bien seul. Les deux Ritals, ça a dû l’intriguer, pas l’inquiéter. Le temps qu’il pige, ça explosait. Quand ils sont ressortis, courant après Morvan, il a les a pris en revers.
Les flashs se mirent à crépiter. Besquet et Paoli soutenaient une femme. Simone. Auch suivait dix pas derrière. Les mains enfoncées dans les poches de sa veste, comme à son habitude. L’air grave. Très grave.
Simone traversa le parking. Un visage émacié, aux traits fins, encadré de cheveux noirs coupés mi-longs. Svelte, assez grande pour une Méditerranéenne. De la classe. Elle portait un tailleur de lin écru qui mettait en valeur le hâle de sa peau. Elle était identique à sa voix. Belle et sensuelle. Et fière, comme les femmes corses. Elle s’arrêta, prise de sanglots. Des larmes calculées. Pour permettre aux photographes de faire leur métier. Elle tourna lentement vers eux son visage bouleversé. Elle avait des yeux noirs immenses, magnifiques.
— Elle te plaît ?
C’était bien plus que ça. Elle était le type de femme après qui Ugo, Manu et moi on courait. Simone elle ressemblait à Lole. Et je compris.
— Je me casse, dis-je à Babette.
— Explique-moi.
— Pas le temps. J’attrapai une de mes cartes de visite. Sous mon nom, j’écrivis le téléphone personnel de Pérol. Au dos, une adresse. Celle de Batisti. T’essaies de joindre Pérol. Au bureau. Chez lui. N’importe où. Tu le trouves, Babette. Tu lui dis de venir à cette adresse. Vite. OK ?
— Je vais avec toi.
Je l’attrapai par les épaules et la secouai.
— Pas question ! T’as pas à te mêler de ça. Mais tu peux m’aider. Trouve-moi Pérol. Ciao.
Elle me rattrapa par la veste.
— Fabio !
— T’inquiète. Je te paierai les communications.
Batisti habitait rue des Flots-Bleus, au-dessus du pont de la Fausse-Monnaie, une villa qui surplombait Malmousque, la pointe de terre la plus avancée de la rade. Un des plus beaux quartiers de Marseille. Les villas, construites sur la roche, avaient une vue magnifique, et totale. De la Madrague de Montredon, sur la gauche, et bien après l’Estaque sur la droite. Devant, les îles d’Endoume, le Fortin, la Tour du Canoubier, le Château d’If et les îles du Frioul, Pomègues et Ratonneaux.
Je roulai le pied au plancher, en écoutant un vieil enregistrement de Dizzy Gillespie. J’arrivai place d’Aix quand il attaqua Manteca, un morceau que j’adorai. L’une des premières rencontres du jazz et de la salsa.
Les rues étaient désertes. Je pris par le port, longeai le quai de Rive-Neuve où quelques groupes de jeunes traînaient encore devant le Trolleybus. J’eus une autre pensée pour Marie-Lou. Pour cette nuit passée à danser avec elle. Le plaisir que j’y avais pris m’avait ramené des années en arrière. À cette époque où tout était encore prétexte à vivre de nuits blanches. J’avais dû vieillir un matin, en rentrant dormir. Et je ne savais pas comment.
Je me débattais dans une autre nuit blanche. Dans une ville endormie, où, même devant le Vamping, ne traînait plus une seule prostituée. J’allais jouer à la roulette russe toute ma vie passée. Ma jeunesse et mes amitiés. Manu, Ugo. Toutes les années qui suivirent. Les meilleures et les pires. Les derniers mois, les derniers jours. Contre un avenir où je pourrais dormir en paix.
L’enjeu n’était pas assez grand. Je ne pouvais affronter Batisti avec simplement des rêves de pêcheur à la ligne. Il me restait quoi dans mon jeu ? Quatre dames. Babette pour l’amitié trouvée. Leila comme un rendez-vous manqué. Marie-Lou par une parole donnée. Lole perdue et attendue. Trèfle, pique, carreau, cœur. Va pour l’amour des femmes, me dis-je en me garant cent mètres avant la villa de Batisti.
Il devait attendre un appel de Simone. Avec quelques inquiétudes, quand même. Parce que après mon appel aux Restanques, il avait dû se décider très vite. Tous nous liquider d’un seul coup. Agir dans la précipitation, ce n’était pas son genre à Batisti. Il était calculateur, comme tous les rancuniers. Il agissait froidement. Mais l’occasion était trop belle. Elle ne se reproduirait plus et il était proche du but qu’il s’était fixé, quand il avait enterré Tino.
Je fis le tour de la villa. La grille d’accès était fermée et il n’était pas question de faire sauter une telle serrure. De plus, elle devait être reliée à un signal d’alarme. Je ne me voyais pas sonner et dire : « Salut Batisti, c’est moi, Montale. » Coincé. Puis je me souvins que toutes ces bâtisses étaient accessibles à pied, par d’anciens chemins qui descendaient directement sur la mer. Ce quartier, avec Ugo et Manu, nous l’avions écumé dans les moindres recoins. Je repris la voiture, me laissai descendre, sans mettre le moteur, jusqu’à la Corniche. J’embrayai, roulai cinq cents mètres et pris à gauche, par le vallon de la Baudille. Je me garai et continuai à pied, par les escaliers de la traverse Olivary.
J’étais exactement à l’est de la villa de Batisti. Devant le mur de clôture de sa propriété. Je le longeai et je trouvai ce que je cherchais. La vieille porte en bois qui donnait sur le jardin. Elle était recouverte de vigne vierge. Elle n’avait plus dû servir depuis des lustres. Il n’y avait plus de serrure, ni de clenche. Je poussai la porte et entrai.
Le rez-de-chaussée était éclairé. Je contournai la maison. Un vasistas était ouvert. Je sautai, me rétablis et me glissai à l’intérieur. La salle de bains. Je dégainai mon arme et m’engageai dans la maison. Dans un grand salon, Batisti était en short et tricot de peau, assoupi devant l’écran télé. Une cassette vidéo. La Grande Vadrouille. Il ronflait légèrement. Je m’approchai doucement et lui mis mon flingue sur la tempe. Il sursauta.
— Un revenant. Il écarquilla les yeux, réalisa et pâlit. J’ai laissé les autres aux Restanques. J’aime pas trop les fêtes de famille. Ni les Saint-Valentin. Tu veux les détails ? Le nombre de cadavres, tout ça ?
— Simone ? articula-t-il.
— En pleine forme. Très belle, ta fille. T’aurais pu me la présenter. J’aime bien ce genre de femme, moi aussi. Merde ! Tout pour Manu, rien pour ses petits copains.
— Qu’est-ce que tu chantes ?
Il se réveillait.
— Tu bouges pas, Batisti. Mets tes mains dans les poches du short, et bouge pas. Je suis fatigué, je me contrôle plus très bien. Il obéit. Il réfléchissait. N’espère plus rien. Tes deux Ritals sont morts aussi.
« Parle-moi de Manu. C’est quand qu’il a rencontré Simone ?
— Deux ans. Peut-être plus. Sa copine, je sais plus où elle était. En Espagne, je crois. Je l’avais invité à manger la bouillabaisse, à l’Épuisette, au Vallon des Auffes. Simone s’était jointe à nous. Aux Restanques, c’était jour de fermeture. Ils ont bien accroché, mais je me suis pas rendu compte. Pas tout de suite. Simone et Manu, moi ça me déplaisait pas. Les frères Poli, c’est vrai, j’ai jamais pu les encaisser. Surtout Émile.
« Puis la fille, elle est revenue. J’ai cru que c’était terminé entre lui et Simone. Ça me soulageait. J’avais peur d’une engatse. Émile, c’est un violent. Je m’étais gouré. Ils ont continué et…
— Passe les détails.
— Un jour, j’ai dit à Simone : Manu y fait encore un boulot pour moi, et y se casse à Séville, avec sa copine. Ah ! elle a fait Simone, je savais pas. J’ai pigé que c’était pas fini entre tous les deux. Mais c’était trop tard, j’avais gaffé.
— Elle l’a tué ? C’est ça ?
— Il lui avait dit qu’ils partiraient ensemble. Au Costa-Rica, ou quelque part par là. Ugo lui avait dit que c’était chouette, comme pays.
— Elle l’a tué ? C’est ça ? répétai-je. Dis-le ! Nom de Dieu de merde !
— Ouais.
Je lui tirai une claque. Une que je ruminais depuis longtemps. Et puis une deuxième, une troisième. En pleurant. Parce que je savais, je ne pourrais pas appuyer sur la gâchette. Ni même l’étrangler. J’étais sans haine. Que du dégoût. Rien que dégoût. Est-ce que je pouvais en vouloir à Simone d’être aussi belle que Lole ? Est-ce que je pouvais en vouloir à Manu d’avoir baisé le fantôme d’un amour ? Est-ce que je pouvais en vouloir à Ugo d’avoir brisé le cœur de Lole ?
J’avais posé mon arme et je m’étais jeté sur Batisti. Je l’avais soulevé et continuais de lui tirer des claques. Ce n’était plus qu’un mollusque. Je le lâchai et il s’affala sur le sol, à quatre pattes. Il me jeta un regard de chien. Peureux.
— Tu mérites même pas une balle dans la tête, je dis, pensant que c’était pourtant ça que j’avais envie de faire.
— C’est toi qui le dis, cria une voix derrière nous. Le connard, allonge-toi par terre, les jambes écartées et les mains sur la tête. Le vieux, tu restes comme t’es.
Wepler.
Je l’avais oublié.
Il nous contourna, ramassa mon arme, vérifia si elle était chargée et ôta le cran de sûreté. Il avait un bras en sang.
— Merci d’avoir montré le chemin, connard ! dit-il en m’envoyant un coup de pied.
Batisti suait à grosses gouttes.
— Wepler, attends ! implora-t-il.
— T’es pire que tous les niaquoués réunis. Pire que ces putains de crouilles. Mon arme à la main, il s’approcha de Batisti. Il posa le canon sur sa tempe. Lève-toi. T’es qu’une larve, mais tu vas mourir debout.
Batisti se redressa. C’était obscène, cet homme en short et tricot de peau, avec la sueur dégoulinant sur ses bourrelets de graisse. Et cette peur dans les yeux. Tuer c’était simple. Mourir…
Le coup de feu partit.
Et la pièce résonna de plusieurs détonations. Batisti s’écroula sur moi. Je vis Wepler faire deux pas, comme des entrechats. Il y eut un autre coup de feu, et il passa à travers la porte vitrée de la salle.
J’avais plein de sang sur moi. Le sang pourri de Batisti. Ses yeux étaient ouverts. Qui me regardaient. Il balbutia :
— Ma-nu… je ai … mai.
Un flot de sang m’éclaboussa le visage. Et je vomis.
Puis je vis Auch. Et les autres. Sa brigade. Puis Babette qui courut vers moi. Je repoussai le corps de Batisti. Babette s’agenouilla.
— T’as rien ?
— Pérol ? Je t’avais dit Pérol.
— Un accident. Ils ont pris en chasse une voiture. Une Mercedes, avec des Gitans. Cerutti a perdu le contrôle de la voiture, sur l’autoroute du Littoral, à la hauteur du bassin de Radoub. La glissière. Il est mort sur le coup.
— Aide-moi, lui dis-je en lui tendant la main.
J’étais sonné. La mort était partout. Sur mes mains. Sur mes lèvres. Dans ma bouche. Dans mon corps. Dans ma tête. J’étais un mort vivant.
Je vacillai. Babette glissa son bras sous mon épaule. Auch vint au-devant de nous. Les mains dans ses poches, comme toujours. Sûr. Fier. Fort.
— Ça va ? dit-il en me regardant.
— Comme tu vois. L’extase.
— T’es qu’un emmerdeur, Fabio. Dans quelques jours, on les serrait tous. T’as foutu le souk. Et on n’a plus que des cadavres.
— Tu savais ? Morvan ? Tout ?
Il opina de la tête. Satisfait de lui, somme toute.
— Ils n’ont pas arrêté de faire des conneries. La première, ça été ton pote. C’était trop gros.
— Tu savais pour Ugo aussi ? T’as laissé faire ?
— Il fallait aller jusqu’au bout. On préparait le coup de filet du siècle ! Des arrestations sur toute l’Europe.
Il me tendit une cigarette. Je lui envoyai mon poing dans la gueule, avec une force que j’étais allé chercher au plus profond des trous noirs et humides où croupissaient Manu, Ugo et Leila. En hurlant.
Et je m’évanouis, me sembla-t-il.